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LA RÉSOLUTION
Suite au discours de Pigrato, un silence de mort s’abattit sur la Plazza. Le représentant du gouvernement terrestre était désormais la cible de tous les regards. La population médusée demeura pétrifiée, bouche bée, mâchoires figées en pleine mastication, fourchettes en suspens, gelées dans leur élan.
« J’ai jugé préférable de vous faire part au plus vite de cette résolution », ajouta l’administrateur d’une voix légèrement incertaine.
La résolution. Par une indiscrétion stupide, les médias avaient eu vent de l’affaire, aussi le sénateur Bjornstadt lui avait-il enjoint de transmettre aussitôt l’information aux colons. Les festivités dominicales, véritable aubaine, les lui livraient sur un plateau, le dispensant de toute convocation.
Le gouvernement fédéral des États de la Terre a décidé de mettre un terme aux efforts déployés dans le cadre du projet de colonisation martienne. La cité existante sera démantelée et ses habitants rapatriés sur Terre. Les travaux de recherche scientifique sont également suspendus jusqu’à nouvel ordre.
Tous continuaient de le fixer. Une chape de silence glaçait l’atmosphère. Ces imbéciles allaient-ils enfin bouger, oui ou non ?
Un premier cri fusa, celui d’une gamine plantée devant la scène. Elle s’égosilla comme si on lui avait retourné un couteau dans la chair.
La volière se joignit au concert.
Pigrato hurla dans son micro branché sur les enceintes : « Du calme, gardez votre calme ! » Voilà ! Qu’ils s’époumonent, qu’ils protestent ! L’épreuve de force lui était familière.
Les cris redoublèrent. Des bras s’agitèrent, des hommes bondirent de leur siège, des femmes le menacèrent du poing. Pigrato jeta un œil vers ses deux acolytes, qui avaient passé l’après-midi à confisquer toutes les armes en puissance. Si la situation virait au pugilat, ils auraient néanmoins du mal à contenir la foule.
« Du calme ! Du calme, s’il vous plaît ! Je vais tâcher de répondre à vos questions. Cependant, ainsi que je l’ai souligné, cette décision ne dépend pas de moi. Quoi que vous me disiez, quoi que vous me fassiez, cela ne changera en rien la position des autorités. Je ne peux hélas que vous rapporter les détails de ce délicat dossier. Pour le reste, adressez-vous à votre représentante auprès du Parlement. S’il vous plaît…»
La clameur n’était pas retombée. Loin de se laisser intimider, Pigrato poursuivit sur sa lancée, détachant lentement chaque syllabe de façon à être compris de tous malgré le vacarme. « Le choix d’abandonner le projet Mars est essentiellement motivé par des critères budgétaires. Pour dire les choses crûment, on manque d’argent. De graves épidémies sévissent actuellement en Afrique, dans les régions sous protectorat ; d’énormes sacrifices doivent être consentis afin de les combattre. Le séisme survenu en République sibérienne a ravagé l’économie locale, et la Fédération va devoir financer l’aide à la reconstruction. Ce ne sont là que quelques exemples. N’allez pas croire que l’on désavoue vos mérites : le décret rend hommage au sérieux et à la compétence avec lesquels vous avez bâti puis entretenu cette cité. Il se trouve simplement qu’elle est devenue un luxe que nous – par ce « nous », j’entends l’humanité tout entière – n’avons plus les moyens de nous offrir. »
Certains colons se turent, visiblement embarrassés. D’autres, plus malins, froncèrent les sourcils en quête de contre-arguments.
Comme Pigrato s’y attendait, le maître mot fut bientôt lâché : autonomie.
« La station subvient pour l’essentiel, il est vrai, à ses propres besoins. Il n’en est pas moins vrai qu’elle grève chaque année de cinq milliards d’unités monétaires internationales le budget de la Terre. Ce n’est pas rien. Par ailleurs, pour que le projet continue d’avoir un sens, maintenir le statu quo ne suffit pas. Il faudrait agrandir les locaux, accueillir en permanence de nouveaux habitants, développer au final une terraformation. Mais avec quel argent ? Rappelez-vous que le gouvernement se doit d’être équitable. Vous voudriez quoi ? Qu’il dise aux populations du protectorat africain : « Désolés, nous ne pouvons pas vous vacciner, vous et vos familles, parce que nous réquisitionnons les fonds pour la cité martienne ? »
Cette parade leur coupa la chique. Une expression presque honteuse apparut sur de nombreux visages. Ils fileraient doux à présent. Et ils plieraient bagage si on leur en donnait l’ordre.
« Deux transporteurs, le Mahatma Gandhi et le Martin Luther King ont quitté hier leur orbite terrestre pour rallier Mars selon une trajectoire de cent vingt jours. Ils arriveront donc à destination dans à peine quatre mois. Je vous invite à vous y préparer. Entamez sans tarder le programme habituellement prescrit pour les retours sur Terre : entraînement musculaire, pastilles de calcium, etc.
— Et la cité, que va-t-elle devenir ? demanda quelqu’un.
— Elle demeurera en l’état. Il n’est évidemment pas question de toucher aux bâtiments. Réfléchissez aussi à ce que vous désirez emporter. Chacun devrait avoir droit à neuf kilos sept de bagages. Nous déterminerons au cours des prochains jours le volume maximal autorisé.
— Et les arbres, vous y avez pensé ? »
Ne manquait plus qu’elle ! « Dame Nature » Irène Dumelle.
Pigrato ouvrit les mains en signe d’excuse. « Vous comprendrez qu’il nous est impossible d’assurer leur transfert.
— Mais ils vont dépérir ! protesta la Canadienne.
— Et les poissons ? renchérit une autre. Les volailles ? Que comptez-vous en faire ? »
Pigrato dut se maîtriser pour ne pas lever les yeux au ciel. « Je vous suggère, répondit-il d’une voix contenue, de profiter des quatre mois à venir pour enrichir vos menus. »
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Pigrato parti, les colons restèrent massés sur la Plazza. On s’entendait à peine tant les discussions étaient vives. Certains, agglutinés devant Worldnet News, relayaient sans cesse de nouveaux éléments, de sorte que les débats se déplacèrent bientôt vers la salle de télévision. Plus personne ne songeait à la fête. Les marmites, oubliées sur le buffet, fumaient encore doucement.
« Il faut empêcher ce désastre », s’enflamma Ronny.
Cari haussa les sourcils. « Et comment ?
— Aucune idée. » Ronny plissa une lèvre boudeuse. « Mais il le faut. »
Elinn acquiesça. « Il a raison. On ne peut pas laisser faire ça.
— Ils ne nous ont pas demandé la permission, objecta Cari. L’empêcher… comment ? Que pouvons-nous faire ? »
Elinn s’empourpra. Ses joues, presque aussi rouges que ses cheveux, luisaient de colère et de déception. « Ça t’arrange bien qu’ils démantèlent la cité, hein ? hurla-t-elle à son frère. C’est l’occasion rêvée ! À toi la Terre et les études !
— Quoi ? balbutia Cari, estomaqué.
— Le reste, tu t’en fiches ! » Faute de pouvoir retenir plus longtemps ses larmes, Elinn s’enfuit à toutes jambes.
Cari la suivit des yeux, comme frappé par la foudre. Puis il clama son innocence – sans en être lui-même convaincu. « C’est faux. Ce qu’elle vient de… Je ne m’en fiche pas. Je veux dire…» Il ignorait ce qu’il voulait dire, il était en tout cas incapable de le formuler. L’occasion rêvée… Oui, cette idée lui avait furtivement traversé l’esprit, mais juste un bref instant, une seconde peut-être, et il n’avait pas sérieusement…
« Ne t’inquiète pas, le rassura Ariana. Elle ne tourne pas très rond en ce moment. Depuis son escapade dans le gouffre de Jefferson, à vue de nez.
— Si vous voulez mon avis, elle n’a jamais tourné rond », trancha Ronny, impitoyable.
Cari, rongé de remords, chercha à se justifier. « Si je veux devenir astronaute, si je veux avoir un jour une chance d’explorer le système solaire, je dois étudier. Or je ne peux le faire que sur Terre. Je n’ai pas le choix. Mais Mars reste ma planète. Je suis chez moi, ici. Et je refuse qu’on mette la clé sous la porte. Car je veux pouvoir revenir à tout moment. Il faut me croire !
— Je te crois, lui dit Ariana. Nous ressentons tous la même chose. Y compris les Terriens, je pense. On a beau quitter le pays qui vous a vu naître, on souhaite que ce berceau continue d’exister. Même si on n’y retourne jamais, il est bon de le savoir là. » Elle soupira à fendre l’âme. « Récemment, j’ai dit à mon père que la vie sur Mars ne me convenait pas. J’aurais dû y réfléchir à deux fois. Un vœu est si vite exaucé…»